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Le Gnome ouvrit sa veste en tournant le dos à la vitre derrière laquelle veillaient les gardes armés de griffes de métal luisant.

— Je vous le donne et vous me foudroyez à bout portant.

— Et je suis immédiatement massacré, ou plutôt torturé à mort par vos gardes. Vous n'avez qu'à vous suicider !

— Non, je n'en ai tout simplement pas la force. Vous n'avez pas compris, docteur Kazan ? Vivant, je n'aurai jamais le courage de brûler mon dernier signe. Mon cher, mon tendre Oiseau bénin… Non, non. Je ne pourrais pas. Mais je le brûlerai à instant de mourir et ce sera encore plus fort. Une deuxième tornade blanche sur Ruda… Un véritable nettoyage par le vide. Vous n'aurez plus à craindre les gardes. Ils seront vos amis ou ils n'auront jamais existé. La démone prendra un coup terrible. Elle verra peut-être son œuvre sur Ruda démolie en quelques centièmes de seconde. Rom Kazan ?

Rom ne put s'empêcher de sourire. Il aimait le jeu. Quel quitte ou double ! Il tourna le dos au Gnome, s'approcha de la vitre et regarda les gardes S.Sol dans les yeux. Puis il fit face à Justin Tedder.

— Oui. Et si l’Oiseau bénin n'existe que dans votre imagination ? Et s'il est usé, vidé de sa puissance ? Si vous n'avez pas le temps de le lancer avant de mourir ? Si vous manquez à votre parole ?

— Pourquoi manquerais-je à ma parole ? Je revivrai bientôt au cœur du Soleil… Oh ! Ce sont des risques. Minimes, mais ils existent. Je peux en ajouter un autre. La puissance que vous avez utilisée il y a quelques heures, que nous allons de nouveau appeler, c'est celle même, multipliée des millions de fois, que l'île de Justice déchaîne sur certains mondes pour les balayer de notre univers. Est-ce que ça vous fait peur ?

Rom avait toujours vécu avec la peur, sa plus vieille compagne et son instrument de travail. Le jeu était une façon de la conjurer.

— Bon, dit-il.

Il pensait à Shao. Peut-être l’Oiseau bénin ferait-il revenir d'une façon ou d'une autre la guette-agile ?

Justin le Gnome enfonça la main gauche sous sa tunique, la ressortit lentement. Il tournait le dos à la vitre derrière laquelle guettaient les gardes. Plusieurs autres devaient se trouver à l'extérieur de la verrière, mais ils ne pouvaient pas distinguer la scène à travers les épais feuillages des plantes exotiques.

Le Gnome tenait son lance-rayon par le canon. Rom douta un instant, mais sa résolution ne fléchit pas. Il avança la main droite, posa les doigts sur la crosse plate et lisse que Justin lui tendait. Celui-ci poussa un fort soupir et son poignet trembla. La crosse glissa, Rom perdit une seconde pour assurer sa prise.

À ce moment, l'animalisée tapie sous la plante jaillit de sa cache avec un feulement et bondit sur Rom. L'exorciste vacilla sous le choc et lâcha le lance-rayon avant d'avoir pu viser le Gnome. Mais un éclair blanc-bleu fusa, étêta une plante et fondit le verre.

La fille-panthère ou guépard, la peau peinte mais nue, les dents et les griffes aiguisées, attaqua Rom au visage. Il se protégea avec les bras, enfonça la tête dans les épaules. Il sentit une déchirure sur le dos de la main, une brûlure au front. Les gardes se précipitaient sous la verrière, indécis. Le Gnome hurlait : « Nimi, couchée, sale putain ! Couchée ! » Un garde frappa la femme fauve d'un coup de botte, elle retomba sur ses quatre pattes, se vengea d'un claquement de mâchoires et retourna à sa cache.

— Tout va bien ! criait le Gnome d'une voix hystérique. C'était une expérience. J'avais oublié que le lance-rayon était chargé !

Rom baissa les yeux, attiré par le regard de l'animalisée qu'il croisa une seconde. Noir, brillant, fixe. Il crut y lire une haine totale, une lucidité surhumaine et une vigilance sans faille. La fille-animal était-elle possédée par la démone ?

Il respira, les lèvres entrouvertes… Justin le Gnome l'entraîna dans la salle principale du pavillon où les attendaient le meneur supérieur, Nora et plusieurs inconnus. Il essuya avec son foulard de soie le sang qui coulait de la main de l'exorciste et proclama :

— Le docteur Kazan, mon ami, mon ami…

Rom vit que des inconnus entouraient Nora d'un air menaçant. La femme essayait d'arracher les vêtements de la jeune Yakine.

— Montre ta cicatrice, petite Yake !

Justin se laissa tomber à genoux aux pieds de Nora, enserra ses jambes de son bras gauche en levant sa prothèse.

— Montre ta cicatrice, ma chérie belle. C'est Justin le Gnome qui te le demande comme une faveur sans prix !

Les animalisées et les S.Sols se joignirent au cercle. Le pavillon s'emplit de cris perçants. Il y eut un moment de pure folie. Nora elle-même se laissa emporter par l'hystérie collective. Avec un râle sauvage, elle dégrafa la fermeture en croix de sa robe, écarta les pans, bascula sur une hanche et offrit en spectacle son ventre brun, barré d'une longue estafilade livide.

Le Gnome tressaillant, tressautant, comme en extase, balbutia :

— La métamorphose ! La métamorphose !

Rom recula, le visage dans ses mains. La métamorphose. À cause d'elle, les Rudans traitaient les Yakins en race maudite et s'acharnaient à les détruire corps et âme. Mais en cette occasion ils avouaient une incroyable fascination pour le phénomène… Nora, très pâle, se rajusta, les mains tremblantes. En dix secondes, tout rentra dans l'ordre. La jeune Yakine se retrouva à l'écart et les regards se détournèrent d'elle avec le mépris habituel. Un ordre fut lancé :

— Au Château. La Seigneurine attend l'exorciste !

Justin s'accrocha au bras de Rom, le força à se baisser, souffla :

— Pas un mot ou nous sommes foutus tous les deux !

 

Les visiteurs furent poussés dans un wagonnet orné d'un immense portrait de Karas Warda et de Vera-Hella, avec dragon rouge sur soleil d'or. L'intérieur, vert, capitonné, imitait un sol moelleux où le Gnome se roula aussitôt en gloussant. La motrice solaire démarra avec un ronronnement doux et se hissa vers le Château en contournant la colline. Trois ou quatre minutes plus tard, nouvel arrêt. Des jeunes filles vêtues de robes blanches sans manches, un trident et un tue-rats à la ceinture, entrèrent dans le wagon et s'inclinèrent les mains jointes. Justin Tedder ricana :

— Les séraphines, la garde féminine de Vera-Hella.

Rom se demandait si le Gnome l'avait joué. Non, ils avaient oublié la fille-animal : elle avait surgi pour ruiner leur projet… Les séraphines s'exprimaient par gestes, car toutes avaient fait vœu de silence. Quelqu'un expliqua qu'on leur ôtait même, parfois, les cordes vocales… Elles firent descendre les visiteurs devant une rangée de cabines de bain… Des cabines de fouille, plutôt. Rom se déshabilla à moitié, curieux de la suite. Un flash l'éblouit, un instant plus tard une voix douce lui intima l'ordre de se mettre tout nu. Il obéit. Il entendit des cris à l'extérieur, se retourna et vit par la lucarne les séraphines tourmenter un homme en caleçon avec leurs stridents. Un uniforme d'officier gisait sur le sol. D'autres filles examinaient poches et doublures… Celui-là avait caché de l'alcool sur lui et refusé la fouille.

Deux séraphines entrèrent dans la cabine de Rom. L'une braquait son tue-rats, l'autre secoua les vêtements de l'exorciste et les jeta dans un sac. Elle lui tendit à la place une espèce de kimono blanc, orné de dessins verts, noirs, rouges… Comme il se préparait à l'enfiler, elle l'arrêta d'un petit coup de trident. Elle lui fit comprendre qu'il devait se prêter aussi à la fouille corporelle. Un second coup de trident le força à se baisser en hâte. La deuxième séraphine approcha pour aider sa compagne, sans lâcher pour autant le tue-rats qu'elle brandissait, et Rom subit un examen approfondi de toute sa personne. Elles étudièrent avec méfiance la cicatrice de son bas-ventre, par chance assez différente de celle des Yakins. Plus courte, elle partait du sexe et montait vers le nombril qu'elle n'atteignait pas. Une des filles rit en silence. Puis elles le laissèrent.

 

Vera-Hella attendait Rom, le Gnome, Nora et Russel dans une salle immense du Château, appelée salle des fleurs : une profusion de corolles géantes, sanguinolentes et malsaines. Des séraphines allaient et venaient d'un air de somnambules. Les invités étaient tous vêtus de kimonos ornés, sous lesquels ils étaient probablement nus. Difficile de cacher une arme sur soi dans cette tenue.

La Seigneurine seule portait une robe courte, soleils d'or sur velours vert, et des bottes jaune et noir moulaient ses jambes jusqu'à ses genoux découverts. Sa lourde chevelure mêlait aussi mèches blondes et mèches brunes, cascadait sur ses épaules nues et déroulait ses pointes jusqu'à une large ceinture de cuir clair. « Peau humaine ! » souffla quelqu'un près de Rom. Trente à quarante personnes se pressaient autour de la première dame de Ruda, sans compter les séraphines de service.

Nora, effrayée par la réputation de Vera-Hella, qui torturait elle-même les Yakins, racontait-on, s'accrochait au bras de Rom en silence. Elle n'avait même pas prononcé un mot depuis l'arrivée au Château. Bien sûr, l'arcane Fortune fumée avait créé entre eux des rapports nouveaux qui la troublaient. Peut-être les deux séquences se chevauchaient-elles encore dans sa mémoire.

Au moment où elle aurait voulu se cacher, le Gnome attira sur elle l'attention générale.

— Je vous amène une jolie Yakine. Nora que voilà est sous ma protection. Elle a par exception tous ses droits humains…

Les deux femmes, la Seigneurine et la Yakine, se trouvèrent face à face. Rom sentit l'odeur de la démone et retint son souffle. Vera-Hella était plutôt grande, très mince, épaules fortes, bras et jambes musclés. Visage long, pommettes hautes, bouche large, yeux sombres et profonds au regard voilé… Elle était assez belle, malgré la crispation constante de ses traits.

Elle que la démone hantait ? Rom était presque sûr que son ennemie n'était plus là. Mais elle avait possédé Vera-Hella et Justin le Gnome, et son empreinte marquait les corps, les âmes et les lieux.

La Seigneurine fixa le nabot de son air absent.

— Pourquoi une Yakine ici ?

— C'est l'amie du docteur Kazan l'exorciste, répondit Justin très à l'aise. Et maintenant la mienne !

Vera-Hella se détourna de Nora, chercha Rom des yeux.

— Ah, le docteur Kazan est enfin arrivé ?

Rom s'avança en feignant une assurance qu'il n'éprouvait pas. Il s'inclina, soutint le regard sombre et noyé de la Seigneurine. Elle lui tendit une main qu'il effleura du bout des doigts.

— Je suis heureuse de vous voir, docteur Kazan.

— C'est un immense honneur pour moi, dit Rom.

Il respira avec effort. Il sentit l'odeur de la démone et celle de la peur. Il savait reconnaître de loin ces deux relents… Pas une anxiété vague, une pointe d'inquiétude : la terreur pure.

— Je déclare ouverte la fête de l'inversion du Soleil ! s'écria Vera-Hella.

L'assistance se précipita vers les baies de verre fumé, rayées d'un quadrillage qui devait servir à prendre des repères visuels. Le Soleil, arrêté depuis plusieurs heures au milieu du ciel, semblait avoir grossi encore. On aurait dit qu'il allait tomber sur la Terre.

Rom avait observé une fois le phénomène qui se produisait sur de rares univers-îles, les moins stables… Selon la religion des S.Sols, les rayons aksiens photographiaient en quelque sorte les humains pour les faire revivre, éternels, au cœur de l'étoile. Était-ce un délire de fanatiques ou un phénomène propre aux mondes d'inversion ?

Les invités de Vera-Hella se rassemblaient avec crainte et respect devant la baie. Quelques-uns inclinaient la tête, d'autres s'agenouillaient ; certains se prosternaient complètement, le visage entre les bras. Les plus proches de la Seigneurine collaient maintenant leur front à la vitre. Des cris fusaient : « Il recule. – Il a reculé… – Oui, oui, je l'ai vu ! – C'est l'inversion, ça y est ! »

Rom se tenait en arrière de la foule ; mais il ne pouvait s'empêcher de lever la tête Vers cette boule géante que le verre teinté faisait paraître rose orangé. Comme les autres, un instant, il crut voir le Soleil bouger, remonter… Naturellement, ce n'était pas un phénomène astronomique aberrant, mais un trouble temporel cyclique dans la zone de Ruda.

Il ressentait maintenant une gêne proche de l'étouffement. Une main monstrueuse pressait son cœur dans sa poitrine. Il vit les autres haleter et se prendre le front dans les mains. Une sorte de panique mystique l'envahit. Il lutta pour garder la maîtrise de son esprit en essayant de se concentrer sur une idée simple : « Tu vas te battre, tu vas te battre bientôt… » Nora se serra contre lui, noua ses doigts aux siens. La lumière même semblait tremblante et effrangée.

Le plus effroyable délire pouvait naître dans un moment comme celui-là. La démone avait trouvé un terrain propice.

Il vit soudain la Seigneurine Vera-Hella près de lui. Elle tirait sur le col de sa robe et se frottait le cou. Il remarqua ses yeux exorbités. Elle l'entraîna loin des autres.

— Docteur Kazan…

Sa voix n'était qu'un murmure :

— Docteur Kazan, voulez-vous me protéger ? Elle est partie pour le moment, mais elle va revenir. Il faut que vous me protégiez… Tout à l'heure, quand ils dormiront tous, je veux vous voir seul à seul.

Elle s'éloigna pour rejoindre les siens. Le Soleil avait repris un aspect normal, à ceci près qu'on avait régressé au milieu du jour. Un chant de grâces monta, pur et fort. Rom partagea un instant l'émotion des Rudans.